La vie maintenant se révélait plus complexe que celle d’avant, en tout cas pour les personnes qui avaient vécu dans les villes civilisées et qui avaient rarement manqué de quelque chose. Ce qui n’était pas totalement le cas de Rune: après avoir quitté la Norvège, il avait dû survivre quelque temps dans les rues américaines avant, au fil des années, d’exercer sa profession dans les favelas et bidonvilles du sud des Etats-Unis. Entre ça et son rythme de vie jusqu’à présent largement décousu, il supportait plus facilement les privations depuis son éveil. Et vu qu’il n’était pas spécialement doué pour survivre seul, cela l’arrangeait fortement.

Quand bien même, les quelques semaines de “formations” quand il avait intégré le projet Perséphone lui étaient au final plus utiles qu’il ne l’avait pensé de prime abord - et bien oui, il était un soutien avant tout, il aurait dû être avec d’autres personnes, plus compétentes que lui sur le sujet, mais qu’importe. Il avait vaguement bricolé une ligne de pêche en entortillant le fil qu’on leur avait fourni autour d’un long bâton, et y avait accroché un hameçon avant de mettre le tout à l’eau. Et vu qu’attendre sans rien faire ne l’intéressait pas, il remontait calmement le cour de la rivière en tirant sa canne improvisée. La méthode manquait de charme et les amoureux de la pêche y trouveraient certainement à redire, mais en attendant, sa petite marche quotidienne lui permettait bien d’attraper un ou deux poissons tout en explorant les lieux.

Le soleil amorçait son lent déclin quand il s’arrêta pour préparer sa nuit. Depuis qu’il avait quitté les steppes, les ruisseaux devenaient de plus en nombreux et tendaient à se rejoindre, et c’était dans l’idée d’en trouver la source qu’il les suivait. Ici, la végétation se faisait plus dense, et plus fournie, et nul doute qu’il y avait son lot de prédateurs dans les environs. Il espérait trouver quelqu’un, ou mieux, un début de colonie, avant qu’on ne l’attaque. Il n’était pas taillé pour un combat contre des bêtes.

En attendant, il rassembla pas mal de bois et alluma un grand feu pour sa soirée, et s’occupa de vider ses proies du jour. Le bruissement de l’eau était tout léger à ses côtés, le vent paresseux dans les feuillages et le calme relatif du coin était un luxe dont il comptait profiter sereinement. Il pencha la tête en arrière pour admirer le ciel se parer d’un dégradé de couleurs rougeoyantes et s’autorisa un sourire. Malgré les difficultés, il ne regrettait pas sa venue dans ce nouveau siècle.

Si le calme seyait à Rune, la solitude était un tout autre problème. Depuis qu’il voyageait seul, ses vieux démons se rappelaient à lui et noircissaient son esprit de leurs funestes présences. Jusqu’à présent, dans son passé révolu, il avait pu les tenir à distance avec un rythme de travail effréné, et en se déplaçant vers des populations toujours plus demandeuses de soins. Être concentré sur quelque chose, que ce soit la médecine ou même des recherches, de manière plus générale, l’avait aidé depuis des années à occulter en partie ce qui le rongeait. Mais la beauté de la nature avait un effet apaisant: pour le moment, il pouvait se permettre de souffler un peu, et peut-être de profiter de ce que ce nouveau monde lui offrait, loin des tumultes de la civilisation qui ne faisait plus attention aux bruits que son environnement produisait sans discontinuer.

Mais le destin était toujours capricieux avec lui, et alors qu’il oubliait un peu sa solitude pour se laisser aller au calme, celui-ci vola en éclat pour lui imposer une présence, toute proche. Une voix douce, très féminine, venait de s’élever dans son dos, très proche même, et il grimaça légèrement. Il n’était pas malheureux de rencontrer quelqu’un, mais c’était toujours dans les moments où il appréciait le silence - relatif, rien n’était jamais silencieux totalement malheureusement - que ce dernier était brisé. Au moins, il commençait à savoir que ses feux attiraient du monde, vu qu’elle n’était pas la première à le trouver de cette manière.

- Si l’être humain est redevenu un danger pour lui-même et qu’un feu devrait m’attirer des ennuis, alors se faire cryoniser n’aurait servi à rien, tu ne penses pas ? Répliqua-t-il en se tournant.

Une jolie rousse, assez jeune. Manifestement surprise de voir son visage, ce qui ne l’étonna guère. Ses cheveux camouflaient assez bien la cicatrice qui traversait ses joues, mais elle restait malgré tout assez visible. Il avait bien conscience de son état, et de à quoi il devait ressembler. Il reprit sa position initiale, ne souhaitant guère voir une quelconque pitié envahir la jeune femme, et fit un geste vague de la main pour l’inviter à prendre place, si elle le souhaitait.

- Assieds-toi donc, j’ai du poisson à partager si cela te tente.

S’il disait adieu au calme, il pouvait au moins profiter d’une autre présence humaine pour obtenir des informations sur le coin, si elle vivait dans les parages. Enfin, toutes connaissances étaient bonnes à prendre. Ses deux comparses n’avaient pas encore trouvé de colonies fermement installées, mais le coin lui semblait viable, alors peut-être que la nouvelle venue connaissait un endroit où des survivants prospéraient ensemble, qui sait ?

Le ton assuré de la jeune femme avait disparu, comme si elle n’était plus très certaine de la réponse à apporter à ses propos. A moins que ce ne soit son apparence qui ne l'ait surprise, il ne saurait trop dire. Il ne s’en formalisa cependant pas, de même qu’il ne chercha pas à lui répondre sur ce sujet. Il était bien placé pour savoir ce dont les hommes sont capables. Si l’on pouvait naïvement espérer que ceux qui restent soient mieux intentionnés, l’espoir n’excluait pas la prévention. Et il avait conscience qu’il n’était pas assez sur ses gardes, et avait même trop tendance à tendre la main aux autres. La charité chrétienne hein ? Certaines notions lui avaient été bien trop profondément inculquées.

Il continua de s’occuper de ses poissons, la laissant s’asseoir à ses côtés après quelques instants. Il secoua la tête quand elle lui annonça qu’elle n’avait rien à partager, et le mouvement fit danser ses mèches bien trop longues devant son visage, mais il ne les repoussa pas, et reprit donc la parole à son tour:

- Je ne te propose pas ça en attendant quelque chose en retour. J’ai attrapé deux poissons en marchant, ça suffira pour nous deux sans problème.

Maintenant que ses prises étaient vidées, il les mit au bout d’un bâton sommaire, et les planta de manière à les faire cuire au-dessus du feu. Il s’était attendu à devoir supporter plus de conversations que ça, mais sa convive regardait le ciel de manière pensive. Il leva également les yeux à sa remarque. Il n’avait jamais eu une âme d’artiste, mais il supposait qu’en effet, le spectacle que leur offrait la nature avait de quoi être qualifié de “beau”. C’est étrange… Il contemplait les mêmes étoiles que Avant, et pourtant, tout était plus lumineux, plus dégagé, plus… Sauvage, sans doute. Sans les divers types de pollutions des villes et de l’humanité, tout semblait plus libre, plus “beau”. Envoûtant presque. Il sourit, légèrement:

- Je devrais prendre le temps de l’admirer plus souvent. Généralement, je ne regarde le ciel que pour connaitre ma position.

Et savoir s’il suivait toujours la route qu’il s’était fixée. Il n’y avait rien de mal à gambader dans la nature, mais il était un médecin, et un médecin seul n’avait pas la moindre utilité après tout. Il aurait sans doute mieux fallu qu’il reste avec les deux autres… Il tourna ses brochettes improvisées pour que la cuisson soit uniforme, et reprit:

- Tu vis dans le coin ? Est-ce qu’il y a déjà des colonies établies ?

Rune n’avait jamais été un grand rêveur, ni un grand sociable en vérité. Il observait le monde dans un dégradé de noir et de gris, ayant trop longtemps contempler les pires maux de l’humanité pour apercevoir du blanc dans les âmes de ceux qui peuplaient cette planète et il n’espérait plus guère trouver de la charité désintéresser chez les autres. Il se contentait de faire ce qu’il savait faire de mieux, à savoir soigner et aider son prochain, sans avoir la naïveté de croire qu’il pouvait soigner tous les peuples par ses simples actions. Avec des méthodes des fois limite et une attitude bourru, c’est vrai, mais jamais avec de mauvaises intentions. Sans doute que tous les survivants ne verraient pas les choses de la même façon, et qu’ils reprendront vite leur anciens tares d’égoïsme et d’individualisme, mais il continuerait de faire comme il l’avait toujours fait, même s’il devait offrir ses ressources à une parfaite inconnue.

- Un bout de bois, un peu de fil et un hameçon au bout, et je suis le cours d’eau. Ça finit toujours par mordre à un moment, même si ce n’est pas le plus rentable.

Il n’avait pas un rythme de marche aussi rapide que ses deux comparses, alors cette méthode lui réussissait plutôt bien. Bien qu’avec les deux autres, il n’avait pas vraiment à se soucier de la nourriture, et qu’il faisait des repas moins frugales d’ailleurs, mais ce n’était pas comme s’il avait un rythme de vie sain, même avant la cryonie, alors… Pour le reste, il était beaucoup trop terre-à-terre pour un quelconque débat d’illuminés sur une possible vie hors de la Terre. Il se contenta d’un cynique :

- Statistiquement, il y a au moins une autre Terre dans les étoiles. Peut-être que ses habitants ne l'ont pas détruits, eux.

Il avait touché à beaucoup de domaines dans sa « vie d’avant », mais jamais assez bas pour croire pleinement à une autre existence extraterrestre. Heureusement, sa question sembla la détourner du sujet, et il pu en apprendre un peu plus sur les environs. Un abri pas loin, même à deux heures d’ici, serait sans doute un bon point pour une nuit au calme. Voyager seul avait pas mal d’inconvénients. Savoir que les survivants commençaient à se regrouper était également un très bon point. Il allait en demander plus mais, déjà, la jeune fille enchaînait avec un flot de questions curieuses…

Il soupira, juste assez fort pour montrer ce qu’il en pensait, mais vu qu’il avait déjà renoncé à son calme en lui proposant de partager son repas, il découvrit son poignet pour lui laisser apercevoir la Feuille de Châtaignier qui y était tatoué, tout en veillant à ne pas dévoiler les autres marques sur son bras :

- Médecin, il paraît que c’est plutôt utile d’avoir des personnes avec des connaissances dans le soin.

Il ne répondait d’ailleurs pas vraiment à toutes ses questions, mais il espérait que ce soit suffisant pour la satisfaire, et il lui tendit d’ailleurs un des poissons, comme si ça pouvait détourner ses pensées.

- Je ne comprends toujours pas pourquoi tout le monde se présente en montrant le symbole de sa Ruche, comme si ça avait la moindre importance maintenant...

Il note qu’elle est dubitative face à sa méthode de pêche, mais ça ne l’émeut guère. Il sait très bien que ce n’est pas une solution idéale, elle lui est juste utile vu sa façon de se déplacer. Effectivement, avec un campement en place, ce n’était clairement pas ce qu’il fallait faire si on voulait manger du poisson dans la journée, mais dans le cas d’une sédentarisation, et bien un système de filet ou de trappes sera plus opportun. Lui, il marche et se déplace, et il n’a aucune compétences ni aucun moyen de chasser, alors ça lui convient tout à fait. Et il ne débattra pas là-dessus.

Et manifestement, ils n’ont pas les mêmes idées de base. Oui, la nature est belle. Maintenant. Maintenant que l’humain lui a foutu la paix, a quasiment disparu et qu’elle a pu se soigner de tout le mal qu’ils lui avaient fait jusqu’à présent. Elle s’est embellie parce que la grande majorité de la population est décédée. Sans cette technologie, ils l’auraient détruite sans rien tenter pour la sauver. L’Homme n’est qu’un égoïste.

Parler des Ruches aurait dû être un sujet plus neutre. Son statut de médecin avait de l’importance maintenant que les soins courants n’étaient plus possibles. Raison de plus pour qu’il apprenne à tous ceux qui le voudraient la plupart des gestes de base. Cela pourrait leur être utile un jour. Mais sa comparse partie dans une tirade outrée sur l’importance de leur tatouage et de savoir d’où ils venaient, ce qui ne lui tira qu’une moue blasée. Si, vu ses propos, il peut en déduire que le projet Perséphone a connu plusieurs vagues de cryonie – autre que les sujets de test qui ont été intégrés avec eux de force -, ses simagrées naïves sont plus insupportables qu’autre chose. Ou c’est l’excès soudain de bruits, vu qu’elle a haussé le ton, comme pour donner plus de caractères à ses propos. Qui sait ? Il grignote un peu de son poisson tout en la laissant parler quelques instants, mais sa propre voix est toujours neutre quand il lui répond enfin :

- Touchant, mais naïf. Le monde est vaste, l’Amérique du Sud est un territoire immense, et la communication ne se fait plus que par l’oral et le contact. Le propre de l’humain est de se sédentariser, donc les nouvelles vont circuler très lentement, et tu penses sincèrement que vous pourrez trouver la trace de quelqu’un juste en parlant de son tatouage ? Il y a autant de privilégiés qui ont pu garder leur famille avec eux que de personnes qui ont été intégrés à ce projet de force, sans leur consentement. Au bout d’un moment, il faudra bien tourner la page, pour les uns comme pour les autres.

Il prend une nouvelle bouchée, réfléchit quelques instants. Naïf, certes, mais néanmoins intéressant. S’ils étaient dans un monde avec nombre de ressources « de l’ancien temps » encore utilisable, comme on pouvait le voir dans les jeux vidéos ou les séries, pourquoi pas. Mais là, c’était la nature qui prédominait. Il soupira cependant. Il supposait qu’avec ses propos, il allait encore passer pour un merdeux con et pédant, ce qu’il n’était qu’à moitié seulement. Il n’y avait rien de mal à… Arrondir un peu les angles, et éviter de froisser tous ceux qu’il rencontrait dès la première heure. Il reprit finalement la parole :

- Tes intentions sont louables et je comprends ton opinion, mais je doute que la population actuelle soit en mesure de mettre en place tout ça dans la situation actuelle. Pas en étant aussi dispersé sur une aussi vaste zone, à attendre de tomber par hasard sur quelqu’un pour rechercher une information. A mes yeux, se regrouper en colonies sera bien plus productif, et c’est ce qui permettra ensuite d’établir des routes de communications entre tous. Mais tu n’es pas obligée d’accepter mon point de vue.

A-t-elle des regrets, des personnes qui lui sont chères qu’elle a perdu de vu ? Ce serait cynique de lui faire remarquer que c’est le cas de tout le monde. Le sujet dévie, revenant sur leur tatouage, leur Ruche respective. Lui n’a pas encore croisé grand monde, si elle cherche quelqu’un, il ne lui sera d'aucune aide. Mais il tique un peu quand elle lui dit qu’elle est sûre d’avoir déjà vu son symbole quelque part. Ça ne peut correspondre qu’à une seule autre personne actuellement, Maggie n’ayant qu’un code barre sur la peau.

- Tu as vu Lysandre ? Récemment ?

Il a peu de chance de se tromper sur le sujet. Les trois hommes se sont séparés quelques semaines plus tôt après avoir voyagé ensemble pendant un moment. Rune était plus lent que ses compères, il supposait que c’était pour ça qu’ils avaient proposé d’avancer un peu chacun de leur côté et de se retrouver plus tard. Quelle ironie.. Dans l’immensité du monde actuel, ce serait un miracle de tomber sur eux par hasard. Il avait une direction, et des indications d’un lieu précis, mais il s’était plus ou moins fait à l’idée de devoir continuer seul. C’était dommage dans un sens, il avait vraiment apprécier voyager avec eux…

- Je m’appelle Rune au fait, reprit-il par politesse, avant de finir son repas.