Aelys commençait à se faire à la solitude et à son nouvel environnement. A présent elle partait avec un sac à dos pour quelques jours quand elle se rendait dans la jungle. Exploration, récolte, observations, elle occupait bien ses escapades avant de rentrer et de concocter ses remèdes dans sa tanière. Ce mode de vie avait au moins l’avantage d’améliorer sa condition physique comparativement à sa vie d’avant.

Le soleil était haut dans le ciel quand sa route croisa un bras de rivière calme mais assez profond. L’eau y était claire et la berge accessible, l’endroit idéal pour une pause mais surtout : un bain ! Elle déposa ses affaires près d’elle pour pouvoir les avoir à portée de main et laissa sur son sac, son short, sa chemise et le reste. L’eau était fraîche juste comme il fallait pour soulager ses pieds endoloris et les plaies sur son bras. Son bras gauche comportait des brûlures plus ou moins récentes, des plaies légères sauf une à l’arrière qui avait nécessité des points de suture. Tout cicatrisait bien mais laisserait des marques définitives sur la peau pâle de la jeune femme.

La médecin s’immergea jusqu'au-dessus de la poitrine avec un soupire d’aise, assise dans l’eau, adossée au rebord, ça c’était le pied. Il ne manquait qu’une chose qu’elle saisit dans son sac pour l’allumer. Elle commençait à s’habituer au silex, heureusement… C’est donc avec délice qu’elle glissa un joint fait maison entre ses lèvres pour tirer dessus. Franchement, à part éventuellement une bière, elle n’avait besoin de rien de plus en cet instant.

De dos la scène devait être surprenante, elle était là, dans la rivière comme dans sa baignoire, sans se soucier du reste du monde… En train de fumer un pétard dans le plus grand des calmes… Aelys au top de sa forme en somme.

En recrachant la fumée, elle passa ses doigts dans ses cheveux blonds. Avec les huiles végétales qu’elle utilisait, ils avaient toujours un bel aspect, parsemés de quelques tresses pour discipliner l’ensemble.

Juste une petite balade, oui... Deux jours grand maximum. Il a promis, comme un enfant à son parent. Quelle cruelle ironie, franchement. S’il y a une divinité quelconque qui l’observe d’il ne sait où, elle doit bien s’amuser.

Ewan s’assoit contre un tronc d’arbre pour récupérer un peu. Il a marché toute la matinée dans la jungle, prenant bien soin de vérifier son itinéraire à la boussole et de marquer son chemin pour être certain de pouvoir revenir. Il ne manquerait plus que l’autre décide de se lancer à sa poursuite. Il soupire, passe une main dans ses cheveux mi-longs pour les éloigner brièvement de son visage. Une fois encore, il se demande dans quel bourbier il s’est fourré. C’est clairement une mauvaise idée, il le sait. Ça finira tôt ou tard par lui retomber dessus, et ce sera bien fait pour lui. Mais maintenant qu’il a commencé, il n’a plus qu’un seul choix : continuer comme ça.

Le pire, c’est que ce n’est pas si terrible, de voyager avec lui. Même après si peu de temps, le plus jeune est capable de le reconnaître. Mais c’est justement ce qui lui pose le plus problème actuellement. A quel point a-t-il changé, depuis son éveil ? Est-il simplement plus à l’aise avec les adultes ? Ne valaient-ils tout simplement pas la peine qu’il se batte mieux que ça pour eux ? Lorsque ces questionnements se précipitent dans son esprit, Ewan sent qu’il peut laisser sa colère prendre le dessus sur son bon sens. Alors il s’éloigne, généralement en le laissant passer devant et en agrandissant l’écart entre eux le temps de se calmer. Mais cette fois, il a besoin de plus. D’où sa petite escapade en solitaire.

Au bout d’un moment à écouter les sons environnants pour calmer ses pensées tumultueuses, il finit par entendre un bruit ressemblant à un cours d’eau. Il relève la tête et observe son environnement, à la recherche de la source. Un peu d’eau douce ne ferait pas de mal, ne serait-ce que pour avoir de quoi remplir son thermos. Ewan se lève et s’avance de quelques pas la dans la direction qui lui paraît être celle du bruit. C’est là qu’il finit par la voir.

Un peu plus loin, une silhouette humaine. De dos, et visiblement à moitié dans l’eau, mais humaine tout de même. Une chevelure blonde qui soudainement envoie valser toute la prudence ou le discernement qu’il peut espérer posséder. Sa voix n’est qu’un murmure incertain alors qu’il s’approche sans trop y croire.

« Ayla ? »

Ce serait trop beau pour être vrai. Et pourtant, tandis qu’il avance, il la distingue de plus en plus. La silhouette se précise, une main fine qui passe dans ses cheveux blonds à la longueur approximative mais tout pousse dans cette vie, non ? Il ne sait pas pourquoi il s’obstine à y croire autant. Peut-être parce que son petit-déjeuner a des propriétés plus hallucinatoires qu'il ne le pensait. Peut-être parce qu’il a déjà subi un coup du sort foireux et qu’il espère une justice cosmique quelconque. Il se met à courir dans sa direction.

« Ayla ?! AYLA ! » Il voit les marques sur ses bras à présent. Est-ce qu’elle est blessée ? Est-ce que c’est pour ça qu’elle s’est plongée dans cette rivière ? Ce serait ridicule de penser qu’il ne lui est rien arrivée depuis son éveil, mais il sent l’angoisse le prendre aux tripes alors qu’il pose son sac sur un tronc à quelques mètres et finit de parcourir la distance qui les sépare.

Maintenant qu’il est si près, il n’est bien moins sûr de lui quant à l’identité de la jeune femme, mais c’est trop tard pour reculer. Il avance une main en direction de son épaule. « Tu vas bien ? Tu es blessée... C’est grave ? Je peux faire quelque chose ? »

Minute... Qu’est-ce qu’elle tient dans la main exactement ? Et cette odeur d’herbes...

Pourquoi fait-elle ça ? Pourquoi sitôt réveillée dans ce nouveau monde a-t-elle cherché de quoi se retourner la tête ou au moins planer un peu ? Est-ce parce qu’elle doit compenser son addiction à la cigarette ? Est-ce un besoin d’apaiser d’une manière ou d’une autre son esprit face à cette réalité trop violente à accepter ?

La première bouffée la rend amère. N’est-ce pas une tentative puérile de se rebeller contre Amanda ? Elle passe machinalement ses doigts sur l’intérieur de sa cuisse pour y sentir de petites cicatrices. La blonde se revoit des années plus tôt, dans la rue, tremblante sous l’effet du manque, l’estomac creux mais avec un choix à faire : se défoncer ou se payer à manger. Très vite, elle avait appris à cacher les marques des aiguilles, préférant piquer l’intérieur de la cuisse que le bras. Ses parents ne s’en étaient-ils vraiment pas rendu compte ou avaient-ils décidé de fermer les yeux et d’abandonner ? La seule qui s’en était soucié avait été Amanda. Elle l’avait tenue dans ses bras des heures durant quand elle faisait des crises de manque. Aelys avait beau crier, pleurer, supplier, la brune avait tenu bon et n’avait jamais cédé, jusqu’à la sevrer totalement. Pourquoi cette femme, si dure et cruelle quand il le fallait, cette femme aux mains sales, pourquoi était-elle si douce et tendre avec elle ? Pourquoi avait-elle pris le temps de la remettre sur pied, de lui offrir une vie ?

Nouvelle bouffée de poison alors qu’elle commence à se détendre. Au fond elle se venge juste d’Amanda en sabotant tout son travail pour la rendre clean… Puis si elle est morte elle doit se retourner dans sa tombe, bien fait ! Elle lui en veut terriblement de lui avoir retiré le droit de choisir. A cause d’elle elle n’a plus rien, elle est vivante, certes, mais pour quoi faire ? Tout ce qu’elle avait est resté dans le passé. Pourquoi lui offrir une vie pour la lui reprendre après ?

Elle expire doucement la fumée et savoure le calme.
N’est-elle pas juste trop faible pour résister à ses vieux démons seule ? Sitôt livrée à elle-même , la revoilà à foutre sa vie en l’air… Et en même temps quel intérêt de vivre quand on a plus rien ? Une larme roule doucement sur sa joue. Elle voudrait juste faire taire toutes ces pensées. Avant c’est en s’abrutissant de travail qu’elle esquivait toutes ces réflexions, mais ici elle peine à oublier.

C’est peut être un signe de la providence qui lui envoie ce bruit de pas pour la sortir de ses sombres pensées. La blonde reconnaît des bruits de pas humains, puis entend une voix masculine. C’est pourtant rare de croiser des gens… La voix ne lui dit rien mais elle reconnaît cette intonation, elle la connaît bien : l’angoisse.

Les pas se rapprochent et une main se pose sur son épaule. Aelys souffle la fumée et bascule la tête en arrière pour regarder l’inconnu. Elle est calme, sereine malgré la situation incongrue. La jeune femme à replié une jambe pour cacher un peu sa nudité et ne semble pas troublée que le reste de son corps soit probablement visible sous l’eau. Ses yeux verts sont perçants et son regard se plonge dans celui de l’étranger.

“- Respire tu veux ? Je vais bien, mes plaies sont soignées. Et navrée de te décevoir mais je pense qu’il y a erreur sur la personne…”

Elle ramène son joint à ses lèvres et tire dessus sans lâcher l’homme des yeux. Tranquillement elle savoure sa bouffée de poison avant de la recracher lentement.

“- Tu comptes rester planté là à me dévisager avec des yeux ronds ?”

Mater ou détourner les yeux il va falloir se décider, sinon c’est gênant pour tout le monde.

Son cerveau a pourtant tenté de le prévenir, au travers de l’angoisse et du tumulte d’émotions qui le parcourent quand il s’élance vers elle. Attention, tous les indices ne coïncident pas, ce n’est probablement pas la personne que tu espères. Mais même une sirène bruyante comme celles qu’il avait trop l’habitude d’entendre avant n’aurait rien changé. Il n’y a qu’une façon de le sortir de sa spirale, et c’est par la désillusion la plus amère qu’il ait ressentie depuis sa sortie de cryonie.

Quand la tête bascule dans sa direction, il n’y a plus de doute possible. Même s’il peut se dire que l’attitude est changeante -un séjour prolongé en solitaire dans la jungle peut avoir cet effet-, que le visage peut avoir été marqué différemment -et encore, ce n’est pas possible à ce point... Il reste le regard. Ces yeux-là n’ont rien à voir avec les siens. Ils n’ont pas le bleu d’Ayla.

Ce n’est pas sa sœur.

Le désenchantement est violent. Brutal. Ewan sent ses jambes trembler et recule d’un pas, dégageant sa main de l’épaule de l’inconnue -car c’est ce qu’elle est, bien malheureusement- sans ôter son regard du sien. Comme il l’aurait fait pour s’assurer que c’était bien sa jumelle, là devant lui, il a besoin de fixer ce vert pour en être certain. L’illusion n’est plus.

Un éclat de rire sans joie répond à la jeune femme. Oui, il y a vraisemblablement erreur sur la personne. C’est plus un réflexe qu’une réelle prise en compte de ce qui est dit. Il navigue encore dans une sorte de brouillard, où la raison se bat avec une explication désespérée à la base de plantes aux propriétés hallucinatoires... Un peu plus tôt il se disait qu’il avait mangé un truc qui le faisait imaginer que cette femme était sa frangine, et si jamais c’était l’inverse, en fin de compte ? Ça se trouve, c’est vraiment Ayla, mais il est tellement persuadé que c’est impossible qu’il imagine le contraire ?

Il ne sait pas si c’est l’odeur de la fumée qu’elle recrache, le ton ou le contenu de sa phrase qui le sort de ses pensées tortueuses mais une chose est sûre : c’est efficace. Ewan secoue la tête et fixe à nouveau la blonde, le regard moins perdu que précédemment. Le sens de ses mots commence enfin à lui monter au cerveau et il tourne la tête en se passant une main sur le visage.

« Merde, pardon... » Il s’éloigne de quelques pas supplémentaires et lui tourne le dos pour s’adosser à un arbre avant de s’accroupir contre ses racines. Il reste silencieux quelques secondes avant de se décider à ajouter, conscient qu’il vaut peut-être mieux qu’elle ait un peu de contexte. « Je cherche ma sœur. De loin, j’ai cru que... »

Inutile de finir cette phrase, se dit-il en frappant du poing le tronc contre lequel il est assis. Pas assez fort pour se faire vraiment mal, mais suffisamment pour que le choc évacue un peu de la frustration et la tristesse qu’il ressent face à toute cette situation. Puis il enfonce son visage entre ses mains en tentant vainement d’étouffer un râle dépité.

Quelques instants plus tard, il lève le nez vers le ciel. Du moins l’endroit où se trouve le ciel, qui est invisible sous la masse de branchages, feuilles et champignons géants de la jungle. Il ajoute, toujours sans la regarder.

« Bref, désolé. J’aurais pas du te sauter dessus comme ça. »

De fait, il réalise que même s’il s’agissait d’Ayla, avec une telle attitude il l’aurait affolée plus qu’autre chose. Vraiment pas fait pour les interactions sociales, hein...

Il met du temps à réagir, est il un genre de voyeur ou juste benêt ? A moins qu’il n’ait testé les gros champignons bleus qui poussent par là ? Doit bien y avoir une variété ou deux qui vaut le coup !

Ah, finalement il détourne les yeux. Un instant Aelys pense qu’il va repartir et qu’elle va pouvoir profiter de son bain tranquillement, mais elle le voit se caler contre un arbre… Et commencer à lui expliquer son comportement. Sur le coup, son amertume lui dit de l’envoyer bouler, chacun ses emmerdes ! Mais finalement sa détresse fait écho à quelque chose en elle. Avec un soupir, elle se lève et sort de l’eau. Bien sûr, elle n’a pas de serviette de toilette douce et moelleuse… C’est bien dommage. Elle fait quand même l’effort de mettre une culotte et enfile les manches de sa chemise pour couvrir un peu sa poitrine bien qu’elle ne boutonne pas le vêtement le temps de sécher au soleil. Vaguement plus décente, elle s’assoit dans l’herbe et tire une nouvelle latte sur son pétard en se tournant vers l’inconnu.

“- Je comprends… Si j’avais cru reconnaître une personne proche de ma vie d’avant j'aurais probablement réagi de la même manière…”

Elle aurait probablement eu une réaction pire que celle là si elle avait cru voir Amanda… Un mélange tordu de joie, de colère, de désespoir et d’un tas d’autres trucs qui ne vont pas ensemble. Au fond, une part d’elle espère la revoir, une autre lui en veut trop pour ça.

Elle fait signe à l’inconnu de venir s’asseoir dans l’herbe et lui tend son joint.

“- Tu veux essayer ? Personnellement ça m’aide quand je commence à trop réfléchir et à me sentir mal… Des fois ça fait du bien de déconnecter un peu. C’est un peu dans le style du cannabis d’avant en terme de goût…”

Elle attend de voir s’il le prend ou non, ne se formalisant pas en cas de refus. Ce n’est pas parce qu’elle a des inclinaisons vers ce type de substances récréatives que c’est le cas de tout le monde. La médecin en profite pour l’observer, il semble un peu mal à l’aise et surtout moralement au bout du rouleau. Un peu compréhensible s’il cherche sa famille. Est-il sûr qu’elle a survécu ou, comme elle, espère-t-il qu’elle soit entrée en cryonie après lui ? Elle n’ose pas demander, ce serait indiscret et pourrait réveiller de mauvais souvenirs.

“- Navrée pour la désillusion.”

Elle profite du soleil qui réchauffe et sèche sa peau, heureusement qu’il ne fait pas froid. Cet endroit est assez apaisant avec le bruit de la rivière, l’herbe tendre, le soleil qui réchauffe le corps et le cœur… A moins que ce soit les effets de la fumette qui rendent le lieu si plaisant ? Peu importe au fond, elle se sent un peu mieux, ça la rend déjà un peu plus aimable.

Dans le coin de son champ de vision, il distingue la figure de la jeune femme qui se redresse et sort de l’eau. Loin de lui l’idée de jouer les voyeurs -il l’a assez fait, bien qu’involontairement- Ewan fait bien attention à garder son regard fixé sur la cime des arbres. Ce n’est que lorsqu’elle reprend la parole qu’il tourne le regard vers elle, constatant sans pouvoir s’en empêcher qu’elle s’est contentée du strict minimum.

Il souffle du nez -sorte d’éclat de rire un peu cynique face à son propre comportement- mais lui accorde un hochement de tête en signe de remerciement. Il n’attendait pas d’elle qu’elle se montre compréhensive, mais il doit avouer que cela lui ôte un poids. Au moins, elle ne donne pas l’impression de le prendre pour un abruti fini. Et au fond, peut-être que tous les participants du projet Perséphone sont un peu dans cette attente latente de retrouver les leurs... Quand ils n’ont pas déjà tout perdu.

Un sourcil haussé à son invitation. Franchement, à sa place, il se serait ignoré jusqu’à ce qu’il se décide à partir. Déjà, parce qu’il l’avait visiblement dérangée alors qu’elle se posait tranquille, et ensuite à cause de son attitude globale : il n’apparait pas comme la meilleure des compagnies. Cependant -et il s’en rend compte alors qu’il compare intérieurement à sa propre situation avec son compagnon de voyage- c’est peut-être mieux que pas de compagnie du tout. Au bout du compte, il s’exécute donc et vient s’asseoir à côté d’elle.

Il ne réfléchit pas vraiment avant d’accepter le pétard qu’elle lui tend. Ce n’est pas la première fois qu’il goûte à ce genre de choses (son adolescence a vu son lot de rencontres jugées ’infréquentables’) mais cela fait bien longtemps (cryonie mise à part) que cela ne lui est pas arrivé. Les explications de la blonde lui arrachent un léger sourire.

« Ouais, je vois le genre... Merci. »

Il comprend mieux l’odeur qui l’a assailli quand il est arrivé à sa hauteur un peu plus tôt. Il tire sur le joint avec un geste rendu hésitant par le manque d’habitude, mais pas au point de se mettre à tousser comme un jeune qui consomme sa première cigarette. Il tend la main vers la blonde pour qu’elle récupère son bien, expirant un petit nuage de fumée en tournant la tête vers le bras de rivière devant eux. Il lui accorde un autre sourire, plus aimable, celui-là.

« Tu n’y es pour rien. » Elle le sait probablement, mais il lui paraît important de le préciser. Quelque chose dans sa formulation.

Il laisse le silence s’étendre quelques instants de plus, avant de continuer, sans réellement savoir pourquoi. Peut-être parce que l’atmosphère générale, ce petit coin de paradis entre forêt, eau claire et herbe fraîche, prête aux confidences. Peut-être parce qu’il a simplement envie d’en parler à quelqu’un sans craindre qu’on se pose des questions qui amèneraient à de dangereuses révélations. Peut-être parce que l’herbe fumée fait son effet bien plus rapidement que son équivalent d’antan et qu’elle lève ses inhibitions habituelles. Très certainement un savant mélange de tout cela.

« C’est elle, qui voulait rejoindre ce foutu programme. Tout ça pour donner une chance à... » Ewan s’interrompt. Il n’en est pas rendu au point de partager ses problèmes familiaux avec la première venue, aussi jolie et sympathique qu’elle semble. « Je me suis décidé au dernier moment. Je traîne sur ce foutu continent depuis bien deux ans et je me demande encore si c’est une bonne idée... »

Ewan soupire. Il ne lui vient pas à l'idée de retourner la question à la jeune femme à ses côtés. Elle prendra la parole sur ce sujet si elle le souhaite, sinon elle peut toujours embrayer sur un autre. Ou rester silencieuse, ça ne le dérange pas vraiment.

Aelys fait clairement partie de ces rencontres “totalement infréquentables” si on se base sur leurs vies avant le long sommeil. Ils ne se seraient probablement jamais croisés dans cette vie là et il n’aurait probablement jamais accepté de se poser en fumant un joint avec elle s’il avait su d'où elle venait. Pourtant cette nouvelle vie a ça de bon qu’elle met tout le monde sur un pied d’égalité. Personne ne connaît le passé des autres à moins qu’il le dévoile, pas d’internet ou de documents où fouiller, trop peu de chances de croiser une connaissance pour qu’elle balance. Les milieux d’origines des survivants s’effacent pour ne laisser voir que leurs capacités à survivre dans ce nouveau monde. Pourtant à mesure qu’elle rencontre d’autres personnes, Aelys doute de plus en plus d’avoir sa place dans cet après. Ils semblent tous avoir une raison d’être là, avoir choisi d’être là, et pour la plupart, ils ont foi en l’humanité. Et elle, avec la vie qu’elle menait avant, a-t-elle vraiment la possibilité de recommencer une vie “normale” ? Si tant est que cette notion existe encore.

Toute à ses réflexions elle le regarde prendre le joint et tirer dessus sans hésitations. Devrait-elle le prévenir que c’est quand même plus fort que le cannabis de l’époque ? Après tout, il s'en rendra sûrement vite compte lui-même vu comme il y va… Et à sa tête, il a bien besoin de se détendre et d’oublier un peu ses soucis. Quand il lui rend, elle tire tranquillement dessus avant de souffler lentement la fumée. D’un geste nonchalant, elle remonte une jambe et pose son coude sur son genou pour caler son menton dans la paume de sa main. Le joint reste à portée s’il en veut davantage.

Aelys écoute son bref récit en l’observant. Il doit vraiment beaucoup tenir à sa sœur pour avoir fait tout ça pour la retrouver.

“- Au moins tu l’as fait de ton plein gré… Et tu sais qu’elle est probablement vivante, là, quelque part…”


Elle reprend une taffe comme pour encaisser sa propre phrase, un peu songeuse.

“- Je me demande combien on est à avoir été surgelés pour l’avenir… Putain quelle idée… Comme si ça n’avait pas suffit qu’on flingue la planète une fois, on s’est dit qu’une fois remise on allait recommencer… Franchement je vois pas comment on pourrait faire mieux que la première fois… C’est pas comme si l’Humanité apprenait vraiment de ses erreurs et n’était pas fondamentalement égoïste…”

Sa vision des Hommes est peu joyeuse, clairement elle a tellement vu les mauvais côtés qu’elle peine à imaginer un monde sans. Elle lui tend sa fumette aux herbes du futur avant d’esquisser un sourire désolé. Elle a un peu digressé sur le fond de sa pensée quant au projet Perséphone.

“- T’as au moins une idée d’où elle a été cryogénisée ? Je ne sais pas si les informations étaient divulguées… Mais ça donnerait une idée d’où chercher…”

Sa remarque est stupide, s’il savait il l’aurait probablement déjà fait en deux ans. Elle s’en rend compte au moment où elle le dit. Elle soupire et passe sa main libre dans ses cheveux, les rejetant en arrière au passage. Ses yeux émeraudes se posent à nouveau sur l’inconnu qui au final a l’air à peu près aussi paumé qu’elle dans ce projet.

“- Toi non plus t’avais pas envie de participer au Projet ?”


Après un court silence, elle ajoute.

“- Aelys, et toi ?”

Ils partagent un joint et leurs soucis, ils peuvent bien échanger leurs prénoms. Puis bon, il l’a vue nue dans son bain, ça crée forcément une certaine proximité, non ?

Les effets de l’herbe sont plus efficaces que ceux des bribes de souvenirs adolescents qui se rappellent à lui en toile de fond. Il ne sait pas si c’est dû à son alimentation hasardeuse (même s’il doit avouer que cela s’est légèrement amélioré depuis qu’il voyage avec Callem), au fait que les plantes découvertes par la jeune femme sont plus puissantes que leurs ancêtres connues, ou tout simplement parce que le temps a fait son effet et qu’il est bien moins endurant qu’auparavant, mais Ewan sent déjà l’anxiété de la situation précédente le quitter. Ce n’est pas sa sœur, et cette fille semble avoir la situation bien en main. Alors, il ne sert à rien de se faire du souci.

Ce constat apporte un sourire sur ses lèvres, qui se défait légèrement quand il l’entend commenter. Il ne dit rien de plus, cependant. Après tout, elle n’a pas tort. Au moins, il sait qu’Ayla est là, quelque part. Si tout s’est bien déroulé lors de sa cryonie. On leur avait parlé des risques, en formation. L’idée que sa capsule n’ait pas survécu lui est insupportable... Mais heureusement pour lui, la blonde reprend la parole avant qu’il se laisse happer par ces pensées sombres.

Son bilan sur l’humanité lui arrache un éclat de rire froid, un peu cynique. Sur le fond, il est plutôt d’accord avec elle. Il reprend le joint improvisé entre ses doigts avant de répondre -bien que l’affirmation n’attende pas de réelle réponse en soi.

« Au moins, ils ont réussi à réduire considérablement le nombre, c’est déjà ça, non ? » Il rit, comme s’il trouvait sa propre rhétorique ridicule et tire une taffe avant de continuer. « Je ne sais pas... Je me dis qu’au moins les gens qui sont là sont des idéalistes... Enfin, la plupart, disons. »

À son ton, il est clair qu’il ne se compte pas dans le lot, et sa partenaire de fumette non plus, vu ce qu’elle lui sort. Il lui rend son poison improvisé en pouffant vaguement, sans sortir un son.

« Tu penses... Ce serait trop facile. »

Il n’est même pas en état de lui signifier le point auquel sa question est ridicule. Probablement que s’il avait le moindre indice, il ne l’aurait pas confondu avec elle comme un imbécile. Il lève la tête vers le ciel et observe le toit de la jungle quand sa nouvelle question le fait ricaner et il se tourne vers elle, sourire légèrement railleur aux lèvres.

« T’as vraiment besoin que je réponde à ça ? »

Non. Non, il n’en avait pas la moindre envie. Mais il avait encore moins envie de finir sa vie seul et malheureux, avec pour dernier souvenir de l’unique personne qui lui a toujours montré qu’elle tenait à lui une dispute ridicule autour de leurs géniteurs. Alors il a décidé de participer quand même. Au moins, ici, il a une chance de recommencer quelque chose.

Même si c’est bien mal parti.

Aelys se présente, et il secoue la tête en soupirant alors que le commentaire lui échappe à voix basse. « ...Même vos prénoms se ressemblent... Foutu karma. » Il semble hésiter un moment, avant que la prudence ne l’emporte sur les effluves qu’il respire encore et qu’il ne reprenne à un volume normal. « Luke. »

Un nouvel éclat de rire désabusé. Finalement, il se réinvente un peu, c’est vrai. D’une façon qui finira tôt ou tard par lui revenir en pleine face comme un boomerang mais pour le moment ça a quelque chose d’un peu drôle. Il enchaîne, vaguement amusé.

« Et toi, alors ? Qu’est-ce qui t’a fait atterrir ici ? »

Très visiblement, elle n’est pas là de son plein gré. Et elle s’est permis de lui demander des détails sur son histoire... alors pourquoi pas lui ?

Un éclat de rire échappe au partenaire de défonce de la blonde. Visiblement il est aussi cynique qu’elle, tant mieux, elle n’est pas en état de porter un masque social “correct”. Dans ce nouveau monde, à quoi bon se conformer aux normes sociales ? Autant être elle-même, de toute manière elle a peu de chances de recroiser qui que ce soit vu la densité de population.

Son regard s’attarde pourtant sur l’inconnu. C’est agréable de croiser quelqu’un qui semble partager son point de vue. Elle se sent un peu moins seule ainsi. Ce sentiment s’estompera probablement assez vite quand leurs chemins se sépareront à nouveau à la fin de ce joint. Pourtant savoir qu’il existe un autre égaré du projet Perséphone, là quelque part, ça aide un peu.

Il semble hésiter à lui donner son nom avant de le lui balancer. Elle a connu suffisamment de gens qui vivaient en taisant leur identité pour reconnaître un novice qui utilise un nom d’emprunt. Loin de s’en offusquer, un sourire en coin étire ses lèvres avant qu’un soupir lui échappe à la question.

“- Une longue histoire c’est. La faire courte je peux.”

Son nom lui a fait penser à ce vieux classique qu’elle avait vu ado, il avait si mal vieilli, pourtant elle l’avait bien aimé à l’époque. Elle aurait pu aussi le comparer à un cowboy tirant plus vite que son ombre mais s’est abstenu.
Avant de lui répondre elle reprend une longue bouffée de drogue qu’elle souffle lentement, comme si elle avait besoin de cette dose de courage brumeuse.

“- Je sais pas quand tu as été cryogénisé mais je l’ai été tardivement. J’ai pu voir le déclin de l’humanité. J’étais une ado camée jusqu’aux yeux, comme beaucoup d’autres, réfléchissant à me vendre pour avoir de quoi continuer à planer. Puis elle m’a trouvée. Elle bossait dans la mafia et était bien placée. Elle m’a prise sous son aile, m’a poussée à reprendre mes études pour finir médecin. Toubib des bas fonds… Mais je me foutais bien de bosser pour des renégats et des criminels si c’était avec elle. J’étais à ma place. Je soignais ceux que je pouvais, là où les autorités n’allaient pas, j’en aidais d’autres à quitter ce monde comme ils le voulaient. J’étais résolue à voir la fin avec eux, à regarder le monde s’écrouler avec elle. Mais elle a décidé que je devais vivre. Je ne sais pas ce qu’elle a fait pour m’avoir une place, des gens sont probablement morts pour ça… Et elle m’a droguée pour me foutre dans ce putain de caisson. Et me voilà.”

Aelys reprend une bouffée pour se donner contenance en ignorant la larme qu’elle sent rouler sur sa joue.

“- Elle estimait qu’elle faisait partie de la lie de l’humanité dont le futur n’avait pas besoin, que j’étais différente et qu’on aurait besoin de médecins… Mais j’ai jamais valu mieux, j’étais juste une camée comme les autres… Elle a donné un sens à ma vie et maintenant j’ai plus rien. Je sais même pas si elle a participé au projet après ça, sûrement que non… Et je ne sais même pas si je serai heureuse de la revoir ou folle de rage…”

La blonde inspire profondément avant d’expirer. La tête toujours posée dans la paume de sa main, elle la tourne vers Luke, laissant ses doigts glisser dans ses cheveux blonds, cachant ainsi leur léger tremblement. Elle lui offre un joli sourire, même ses yeux ont l’air rieurs. Avec un visage aussi rayonnant il est difficile de s’imaginer que la traînée humide laissée sur sa joue n’est pas due à un éclat de rire.

“- Désolée, je me suis laissé emporter.”

La référence lui passe au-dessus. Il hausse simplement un sourcil à l’entendre parler bizarrement comme ça, mais les plantes qu’ils partagent font beaucoup trop effet pour qu’il se questionne sur le pourquoi du comment. De fait, ça lui arrache un sourire sincèrement amusé, un peu enfantin, avant qu’il ne lève la tête pour observer la canopée de la jungle qui les surplombe.

Il écoute, en silence, la jeune femme lui raconter son histoire. Leur conversation a pris un nouveau tour,  bien plus mélancolique que leur cynisme précédent. Ewan hoche la tête, le regard toujours tourné vers le ciel. La description d’Aelys, de leur monde d’avant, le rend presque nostalgique. Il n’était pas tombé aussi bas, mais il est intimement convaincu qu’il ne devait ce salut qu’à sa sœur. Après l’abandon de leur mère, il aurait fallu d’un rien. Ayla est celle qui lui avait permis de ne pas sombrer.

Qu’est-ce qui l’en empêche, à présent ?

Il ferme les yeux. Pour un peu, on penserait qu’il s’est endormi, ignorant complètement le récit de la jolie blonde. Mais c’est loin d’être le cas. Il écoute, intègre. Certains parallèles le ramènent dans ses propres souvenirs, certaines parties du récit l’attristent comme s’il s’agissait du sien...

Elle a donné un sens à ma vie et maintenant j’ai plus rien. [...] Et je ne sais même pas si je serai heureuse de la revoir ou folle de rage…

Moi non plus, tiens...

Le constat lui serre la gorge, bien plus qu’il ne l’admet. Dans son état normal, c’est la colère qui l’aurait submergé. Il faut croire que cette herbe est vraiment faite pour calmer les nerfs. Ewan baisse la tête vers Aelys, qui a arrêté de parler et lui adresse un sourire avec un visage si agréable qu’il est à deux doigts de se demander si la fumée lui a également fait halluciner les instants précédents. Mais le brillant de ses yeux, la trace sur sa joue et -surtout- sa dernière réplique ne le trompent pas.

« Ne t’excuse pas. T’en avais besoin, visiblement. » Il esquisse un sourire à son tour, le regard dans le vide, comme perdu dans ses pensées. « Je crois que ça fait du bien, parfois, de se confier à de parfaits inconnus. »

Un constat dont il ne suivra pas les enseignements, mais ce n’est pas de lui qu’on parle, n’est-ce pas ?

« Par contre, je suis désolé, herbe ou pas j’ai jamais été très doué pour consoler les gens... Mais je chercherai pas à te dire ce que j’en pense non plus. »

Ce n’est pas son genre, de faire la morale ou de donner des leçons. Peut-être que la plupart des gens à qui elle raconterait cette histoire lui diraient que cette femme a bien fait, qu’elle a la chance de vivre à nouveau et qu’il faut qu’elle la prenne à bras le corps... Pas lui. De toute façon, vu ce qu’ils disaient précédemment, ce serait bien hypocrite et malvenu. A défaut, il se détourne pour chopper son sac et prendre quelque chose à l’intérieur.

« Tu en veux ? » reprend-il en tendant les baies rouges ressemblant à des cerises vers la jeune femme. « Je les ai cueillies sur le chemin. » Il en prend une, qu’il fourre dans sa bouche sans plus de cérémonie, comme pour lui montrer qu’il ne cherche pas à l’empoisonner.