Le chant mélodieux des oiseaux réveilla Alice en même temps que les rayons de l'astre de feu. Elle avait tellement bien dormi qu'elle peinait à se motiver pour quitter le lit improvisé composé de son sac de couchage et d'une toile repliée dans laquelle elle avait glissé les poils de Lamalpaga pour en faire un oreiller. Pour une fois, son estomac ne gargouillait pas. Le poisson et les baies de la veille l'avaient repue, pour son plus grand bonheur. Et même si elle avait perdu le fameux concours de pêche, elle s'était tant amusée qu'elle en avait oublié ses tracas. Pour un temps, du moins. Quand le crépuscule avait teinté le ciel de ses nuances de carmin et de mauve, Nyx était parti de son côté, et Alice, du sien.

Elle avait posé bagage sous un grand arbre à l'écorce noueuse dont les feuilles tombaient bas et offraient, grâce aux épines qui l'avaient griffée au passage, une petite protection contre d'éventuels indésirables. La rousse avait passé la bâche par-dessus une branche afin de se protéger de la pluie et avait fait son lit au-dessous. La séance de pêche l'avait épuisée, elle n'avait pas mis longtemps à s'endormir au milieu des chants crépusculaires d'oiseaux, d'insectes et de ce qu'elle devinait être des singes.

Tout en soupirant, la jeune femme s'étira et se redressa. Il n'avait pas plu, ce qui lui éviterait d'avoir à sécher la bâche avant de la ranger. Tranquillement, elle sortit de son sac sa gourde pour en boire une longue gorgée, puis elle mangea quelques baies dont elle mettrait le reste à sécher quand le soleil serait haut. Grâce à l'homme rencontré la veille, ses possibles ressources avaient bien augmenté. Outre ces baies, et les carottes sauvages, il y avait surtout le poisson. Une denrée presque inépuisable tant qu'elle avait son matériel sous la main et de quoi les cuire.

En se laissant tomber en arrière sur son oreiller, Alice remarqua les cosses de gros haricots rougeâtres. Elle ne les avait pas vues la veille, dans la semi-obscurité, au milieu des épines dont certaines étaient grosses comme son crayon. En se redressant d'un bond elle s'écria avec enjouement :

- Des fèves !

Un infime espoir de trouver quelque chose de similaire à un bon café bien noir fit battre son cœur plus fort. Elle en récolta une vingtaine en s'égratignant les doigts contre les longues épines et se demanda comment elle allait les tester. Elle pouvait en faire cuire la moitié dans de l'eau pour voir si la peau se mangeait cuite. Ensuite, il faudrait en ouvrir, pour voir s'il y avait des graines, comment elles étaient, si elle pouvait les faire cuire ou sécher, et simplement vérifier si elles étaient propres à la consommation. Bien sûr, il ne faudrait goûter qu'une petite quantité pour ne pas prendre de risque. Cette découverte la mettait en joie !

Alice ouvrit son carnet, entama une liste des poissons qu'elle avait vu la veille, nota le goût qu'avait leur chair sur une échelle de un à dix avec quelques commentaires de-ci, de là. Elle ajouta aussi les végétaux à un répertoire préexistant et sortit ses pastels pour entamer les illustrations à la lumière du petit jour tandis que de l'eau chauffait dans la cuve du réchaud.

Sursautant à un juron dont elle ignorait l'origine, Alice referma son carnet et se leva, prête à saisir sa pelle. Elle n'eut pas trop de mal à remarquer un jeune homme visiblement bombardé de fruits à coques par des singes furieux. Qu'avait il donc fait pour attiser leur colère ? La rousse ne les avait ni vu ni entendu avant l'arrivée de la pauvre âme, mais elle était arrivée par l'autre côté. Une question de territoire, probablement... Il devait être en marge de ce dernier, ce qui expliquait pourquoi ces hargneuses créatures l'attaquaient de loin.

Ignorant si l'individu se vexerait, mais incapable de se retenir, Alice éclata de rire, mais décida tout de même d'intervenir. Attrapant certaines des noix qui avaient roulées jusqu'à son abri de fortune, elle fit de sa pelle une batte et les visa en avançant jusqu'à se placer devant l'inconnu.

- N'y voyez pas d'inconvénients, messieurs, mais je me joins à la partie histoire de rétablir un peu l'équilibre des forces !

Grandiose ! Quelle entrée en scène ! Elle se tourna pour vérifier l'état du jeune homme et le questionna tranquillement, un sourire un coin traînant encore sur son visage suite au passage du précédent fou rire.

- Est-ce que tout va bien ? Il te faut de l'aide pour te relever ? Un linge avec de l'eau froide, ça devrait éviter à ta future bosse de te manger tout le front.

Si les macaques semblaient bien vouloir se calmer, le plus massif d'entre eux avait visiblement décidé de ne pas lâcher l'affaire. Il attrapa une grosse pierre et la rousse recula d'un pas en palissant, levant tout de même devant elle la pelle, son ultime rempart à une commotion cérébrale bien sentie.

Une fois redressé avec son aide, le jeune homme la remercia. Comme il déclarait ne pas provoquer les macaques, la rousse grimaça. Parfois, être au mauvais endroit suffisait, mais elle ne souhaitait pas insister sur ce point. Son regard restait centré sur le grand singe et le roc qu'il se préparait à lancer. L'inconnu lui arracha soudainement son arme et s'en servit pour frapper la pierre... Ce qui, bien entendu, la brisa. Alice, hébétée, hésitait entre colère et reconnaissance. Après tout, l'acte désespéré s'était montré efficace, arrêtant le rocher avant qu'il ne les atteigne...

Évidemment, leur soulagement fut de courte durée. Manquer sa cible ne pouvait qu'énerver l'animal, qui, furieux, se préparait à recommencer avec plus de projectiles. La proposition du nouveau venu fit pâlir Alice qui s'était saisi des morceaux de sa pelle dans l'espoir de la réparer.

- Toutes mes affaires sont sous le févier, là-bas, je ne peux pas partir d'ici en abandonnant tout. Il est seul, il doit exister une autre solution...

Observant les alentours, la jeune femme ravala son discours encourageant, juste avant de s'exclamer, agacée désormais, en ramassant la pierre envoyée plus tôt par le macaque :

- Oh, et puis zut, c'est lui qui cherche après tout !

En prenant de l'élan, elle visa le babouin en hurlant, comme si cela aller lui donner de la force. L'impressionnant caillou fit un arc ridicule avant de tomber à même pas deux mètres d'eux.

- Mmh... Ok, je m'attendais à un peu plus de réussite...

La pâleur de son visage s'était muée en un rouge honteux et elle souffla, gênée, et vindicative en se massant l'arrête du nez :

- On peut reculer jusqu'à ma tente. De l'eau bouillante, ça devrait le convaincre de partir. Je te laisserais la lui lancer par contre, mon échec risque d'affaiblir ma conviction... Est-ce que ça te va ?

Il la prenait pour une folle, et ne se privait pas de le lui faire savoir. Mais comment lui en vouloir ? La rousse lui demandait d'affronter King Kong avec un bol d'eau chaude et du gravier... Forcément, il y avait de quoi douter.

- Oh, trouve-toi du courage, bon sang ! Lui balança-t-elle, agacée de son discours vindicatif, en ayant clairement envie de lui dire de porte ses couilles, mais trouvant cela trop vulgaire.

Ils avaient atteint son campement de fortune et le jeune homme lui proposa de faire le garde du corps pendant qu'Alice rangeait ses affaires.

- Et bien, ça me semble compliqué, mais je compte sur toi. Tâches de ne pas finir blessé ! Et, par pitié, ne lui balance pas la casserole avec l'eau ! Avoir cassé la pelle et déjà assez handicapant...

Sans attendre, la survivante attrapa son sac et y fourra en pagaille tout ce qu'elle pouvait. Du coin de l'œil, elle surveillait l'avancement du macaque et les gestes de son défenseur. Décrochant la bâche à la hâte en se griffant aux épines, elle la plia sous son bras et s'exclama :

- Ok, on décolle Tarzan !

Lui attrapant le bras au passage, Alice évita du justesse un projectile qui s'écrasa à un millimètre d'elle. Effrayée par cette nouvelle démonstration de rage, elle le tira brusquement, sprintant dans la direction opposée à celle par laquelle était arrivé le garçon. En quittant le territoire du gorille, ils devraient s'en tirer. Mais à quel point celui-ci était-il vaste ? Et qu'est-ce qui leur garantissait de ne pas atterrir sur le terrain de chasse d'un voisin ?

- Quelle sale bête ! S'exclama la rousse, essoufflée, mais ne souhaitant ralentir pour rien au monde. Tu en avais déjà croisé dans le coin ? Au fait, moi, c'est Alice, et toi ?

Ils enjambèrent un tronc couché et se retrouvèrent face à un ruisseau. Alice s'arrêta et observa les environs rapidement puis déclara en une expiration :

- Après la rivière, on devrait être en paix. Deux barrières naturelles, ça fait déjà une de trop...