– Je suis là aussi, si tu préfères des bras humains.
Kat pousse sur sa voix pour que Roz l’entende au-dessus des baffles. Celle-ci hoche la tête en reniflant, sans bouger. La vieille bretonne rejoint donc la vieille latino pour encadrer la vieille enfant de quatre bras protecteurs. Elle attend que les larmes se calment et la relâche quand Roz peut à nouveau voir quelque chose à travers ses yeux – en tout cas, celui qui n’est pas caché derrière les mèches de ses cheveux. Il n’est plus voilé, elle se reconcentre.
La musique leur donne une excuse pour ne pas parler. Kat s’en accommode bien. Elle observe attentivement ce que fait sa congénère : peut-être que c’est elle qui nettoiera Arctia la prochaine fois et elle veut être sûre de comprendre comment faire. Quand elle le peut, elle jette un œil à l’écran sur l’un des murs de la ruche, pour avoir un aperçu de la star préférée de son petit-fils. Jamais elle n’aurait su mettre en place pareille prouesse – juste en branchant un téléphone et une source d’énergie à… tout le reste. Kat aussi a les larmes aux yeux, maintenant. Elle aurait dû écouter ces chansons avec Kaëlig tout excité qui pointait du doigt vers l'IA en lui assénant un grand sourire. Roz, elle, est complètement plongée dans la musique, comme dans un état second.
Ce concert, c’est un peu sa façon de faire le deuil du passé.
Mais Kat a besoin de quelque chose de plus terre à terre. La tristesse continuera à la prendre par vague si elle ne fait pas quelque chose pour marquer la perte.
Alors quand il lui semble qu’elle en a assez vu, elle sort à nouveau et coupe, de son couteau, de longs brins d’herbe asséchés par le soleil dont elle remplit une sacoche. Quand elle retourne à l’intérieur, Arctia, Mako et Roz sont face à l’écran, comme hypnotisés. Kat s’assit sur son sac de couchage, dans son coin habituel, et commence à tresser les brins d’herbe ensemble.
Le temps passe lentement alors que chacune est plongée dans ses propres émotions. Le concert dure bien deux heures, deux heures où les mains de Kat s’activent jusqu’à avoir, sur ses genoux, huit petites poupées de paille.
Le silence tombe sur la ruche après de derniers applaudissements.
Kat se relève. Elle s’éloigne sans un mot, à la fois pour laisser le temps à Roz de redescendre, et pour elle-même, aussi.
Dehors, le vent, les bruits plus calmes de la nature, une ambiance apaisée, à mille lieux des émotions qui ont envahies la ruche. Elle se détend. Elle prend le temps de regarder autour d’elle avant de choisir une direction. Elle passe entre ce qu’elle ne sait pas être des manilkaras, les arbres les plus présents aux alentours, qui font des fruits orangés, et cherche un arbre plus majestueux. Elle s’arrête devant un ceiba : sa cime effleure le ciel loin au-dessus des autres. Le tronc est lisse, clair, tout droit, et si l’arbre lui semble parfait pour la symbolique qu’elle recherche, il n’est pas pratique pour ce qu’elle lui réserve, alors elle se tourne vers les branches plus basses d’autres espèces qui l’entourent. Elle se recueille un long moment. Quand elle ouvre les yeux, Mako est à ses côtés. Sa voix prononce en breton :
– Je dormais quand est passée la brouette de l’Ankou qui vous a emportés, mais vous êtes encore dans mes pensées. Dans mon cœur je bannis l’Ankoun, dans mon coeur j’accueille l’Anken. Tant que je vis, votre mémoire vit elle aussi.
Ankoun : l’oubli.
Anken : le chagrin.
Elle se souviendra jusqu’à son dernier souffle.
Elle se met sur la pointe des pieds pour accrocher sa première figurine :
– Sterenn, ma fille qui a tant voulu me sauver. Je n'aurais pas dû te survivre mais je suis vivante.
Elle fait un nœud autour de la deuxième pour l’accrocher à ses côtés :
– Louane… Oh Louane, j’aurais tant voulu pouvoir tenir ta main à travers tous les moments difficiles que tu as dû vivre après mon départ. J’espère si fort que tu as appris à garder tes cauchemars à distance.
Elle enchaîne avec les deux frères qu’elle accroche ensemble :
– Ronan aux mains de fée, qui avait tant d’idées et fonçait tête baissée, j’espère que tu as pu réaliser tous ces plans incroyables qui te passaient par la tête. Erwan, tu voulais tant fêter tes dix ans. J’espère que tu as aussi fêté tes vingt, et tes trente.
Elle passe en anglais pour accrocher la figurine suivante :
– Kaëlig. Puisses-tu avoir entendu toi aussi le dernier concert de Tsuhane Kumi.
Roz l’a rejointe et elle veut que Roz comprenne, c’est une façon de les faire vivre dans la tête de quelqu’un d’autre, ces gens qui ont importés.
– Anaëlle, ma boule de joie, merci mille fois pour le souvenir tangible que tu m’as laissé pour ce long voyage dans le futur.
La suivante elle accroche à l’envers, tête en bas :
– Naïg, puisses-tu avoir continué à te jouer des règles et de la gravité jusqu’aux derniers instants.
Enfin, elle fait un nœud autour de la dernière :
– Et Aydan… Je te souhaite si fort d’avoir trouvé d’autres gens à qui tenir la main pendant tes dernières épreuves. Je t’aime.
Kat laisse les larmes couler sur ses joues puis se tourne vers Roz.
– Il n’y a plus de cimetière. Pas de corps pour nos morts. Tu veux en faire, toi aussi ?
Il reste encore assez de soleil pour y voir quelque chose.