Cordillère des Andes - Chavín de Huántar
Les taches du soleil se mêlent aux taches sur mes rétines.
Flaques de lumière intense versus mares de pétrole. Le dehors se heurte à mon dedans. Mes yeux sont restés si longtemps fermés, c’est putain de douloureux et il me faut une pince mentale pour ouvrir mes paupières.
Éblouissement.
Sensation d’irréel.
D’abord je ne vois rien. Rien du tout. Peut-être que le sommeil se prolonge juste d’une autre manière après tout. Je croyais qu’on ne pouvait pas rêver en cryonie. Mais ce rêve a une gueule de possibilité. Je grimace, porte ma main en casquette, et ce qui se dessine devant moi met un voile momentané sur la migraine.
Le monde.
Et une certitude à la fois terrifiante et égoïstement rassurante : je suis vivant.
Les choses semblent au préalable figées et parfaitement immobiles, me laissant le temps de les appréhender en un lent panorama. Ce qui me frappe, c’est le silence. Comme si mes oreilles étaient bouchées. Je gonfle les joues, comprenant, à mon point de vue très élevé, que c’est sûrement une question de pression, et soudain la vie m’entoure.
La roche brune, vivante, les oiseaux dont je ne connais pas le nom qui furètent au-dessus des anfractuosités en jacassant, vivants, les herbes rases bousculées par le vent, vivantes. A quelle altitude est-ce que je suis ? Je ne me rappelle pas… Peut-être 2000 ou 3000 m. Au moins la ruche ne risquait pas d’être inondée, tout au plus éboulée.
Je suis au-dessus des nuages, ce qui bloque mon analyse. Pour l’instant. Un bruit mécanique me fait me retourner sur l’entrée de la ruche où un droïde à l’air timide – c’est possible ça sérieux ? – m’apporte le sac que j’ai oublié, avec le nécessaire de survie et mes affaires personnelles. Il baragouine un truc mais je suis plus rouillé que lui niveau communication, et notre histoire commune s’arrête là.
A nouveau, je balaye du regard le paysage à couper le souffle que j’aurais adoré visiter à une autre époque, en tant que touriste avec des amis ou de la famille. Une pensée triste souligne cette utopie, tout en restant lointaine et impalpable, comme si elle ne m’appartenait pas vraiment.
Le projet Perséphone, aussi insensé qu’il ait pu paraître, a pourtant porté ses fruits.
Il va falloir bouger, je sens déjà que le vent des hauteurs ne me souhaite pas la bienvenue, et si j’en juge par les points blancs çà et là sur les crêtes, il neige régulièrement et j’ai pas vraiment envie de finir en glaçon après l’hibernation que je viens de me coltiner.
Combien de temps j’ai dormi au juste ? Putain je sais pas. Tout ce dont je suis sûr, c’est que mon corps requiert du sommeil, du VRAI sommeil. Il va falloir que je lui dise que c’est pas pour tout de suite qu’on va taper une sieste dans un champ de blé.
Je m’équipe, retire la combinaison thermique pour la remiser, fais un checkup du paquetage et enfile mes lunettes de vue.
Prudence maintenant, la montagne nécessite qu’on soit humble et respectueux, au risque de très vite passer l’arme à gauche.
...Bordel de merde, qu’est-ce que j’ai envie de pisser !
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Ça fait six jours que j’arpente ce qui était appelé Cordillère des Andes. Les besoins primaires, mis en pause pendant la cryonie, se réveillent petit à petit. Surtout la faim. Les pilules-repas, j’essaie de pas y toucher. Déjà parce que c’est dégueulasse, ensuite parce que c’est frustrant, enfin parce que je suis assez démerde pour trouver de quoi tenir. A ce rythme, je vais perdre beaucoup de poids, alors il faut vraiment que j’arrive à gagner la plaine pour aviser, même si les montagnes fournissent un excellent point de vue quand le temps est dégagé.
En parlant de temps, je sais pas pourquoi mais depuis quelques heures, le vent a pété son crâne et une espèce de tempête entre pluie et neige fouette tout sur son passage. Bien évidemment, je suis dedans, suivant un reste de route touristique dont l’enrobé est en morceaux, toute éboulée de partout, et qui serpente jusqu’à ne plus ressembler à autre chose qu'un reptile écrasé.
Je me perds plusieurs fois – à supposer que je sache seulement où je vais – puis m’abrite un peu sous un rocher, dans cette zone très dénudée.
Un reste de panneau métallique indique
« Lag Querococha – Altitud 3.980 m.s.n.m ». Comme le temps se calme – c’est relatif – j’en profite pour regarder s’il y a de quoi manger dans la lagune. Quelques petits poissons de montagne constituent une friture vraiment délicieuse qui me rassasie et me réconforte, mais ne suffit pas à endiguer le flot de questions qui m’assaillent quand je cesse toute activité pour me préparer à un temps de repos.
C’est contraire aux règles de survie, à tout ce que j’ai appris, il y a probablement des bestioles dans les parages, peut-être même des gens de la ruche qui auront suivi le même chemin que moi après leur éveil et susceptibles de me dépouiller, toutefois mon cerveau a besoin de repos. Cruellement. Trop d’informations à traiter, trop de sensations à répertorier, trop de souvenirs en standby, de choses qui ne reviennent pas...
Je me sens comme un très vieux nouveau-né.
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L'amour est comme le blé, le germe de notre force._______