En entrant dans la jungle, on entre aussi dans sa mélodie. Les insectes vibrent, la faune chante et le vent siffle en faisant claquer les feuilles et craquer les branches. Ici, cependant, c'est un peu différent: le chuchotement assourdissant des cascades intime le silence, si bien que les bruits ambiants osent à peine murmurer en toile de fond. De la même façon, la voix de Jasper qui fredonne se perd en grande partie dans le vacarme des chutes ; lui-même ressent la vibration dans sa gorge plus qu'il ne s'entend, ce qui ne l'empêche pas de chantonner avec beaucoup d'énergie ces airs pop tout droit sortis de son enfance. Ça l'occupe tandis qu'il effectue une multitude de petites tâches simultanées : alimenter le feu, entretenir les outils de tous les jours, nettoyer les ustensiles, retourner chercher de l'eau fraiche au bord du bassin... Et s'y attarder.

Quand il revient au camp, fraichement baigné et avec une jarre d'eau sous le bras, il se fige : il y a quelque chose qui l'alerte. Quoi, exactement, Jasper a du mal à trouver. Un bruit inaudible ? Une odeur étrangère ? Un objet qui aurait très légèrement changé de place ? Si son subconscient avait remarqué quelque chose, son sens de l'obersvation lucide n'arrive pas à mettre le doigt dessus. C'était, en fin de compte, sans doute juste cette imagination débordante dont on l'avait doté. 

... Ou, peut-être était-ce à nouveau Sa Majesté féline qui revenait s'infiltrer dans leurs réserves de nourriture.

À cette pensée, un sourire se dessine sur son visage.

Évidemment, il serait préférable de garder intacte les provisions destinées à l'expédition qu'Isa et lui sont en train de préparer, mais Jasper espère un peu, tout au fond, qu'il arrivera à apprivoiser ce chat sauvage qui a pris l'habitude de rôder autour des deux hommes.

Dans la tente, un bruit, et cette fois, il est convaincu.

S'équipant d'un petit bout de viande séchée, Jasper approche et s'accroupit, tendant l'offrande à travers l'ouverture de l'abri de toile.

— Allez viens, ne sois pas timide, murmure-t-il tout doucement.

Sa main disparait derrière la toile, mais Jasper ferme également les yeux. Ainsi laisse-t-il à Sa Majesté le luxe d’avoir le dessus - de se montrer vulnérable certes, mais en l’étant plus qu’elle. Après tout, pour apprivoiser une créature sauvage, il faut savoir se faire humble.

Un sourire s'esquisse sur son visage au contact de la petite bouche humide qui dérobe le morceau de viande d’entre ses doigts.

Finalement, peut-être qu’un oeil était resté entrouvert, entravé par la curiosité. C’est ainsi qu’il aperçoit un éclat rouge, juste avant que surviennent la collision et l’interjection qui ravive le très lointain souvenir de ces dessins animés japonais écoutés dans une tout autre vie.

Tout s’était passé très vite: l’éclair, les mots, la chute. Habitué aux dangers qui peuplent la région, Jasper se cambre, repousse, recule.

Il est tout hérissé, sous le choc, mais... fasciné ? Un instant auparavant, il tentait d’apprivoiser une bête et, maintenant, on aurait pu croire que celle-ci se tenait devant lui, debout, transformée, humaine... Or, Sa Majesté féline est cette chatte sauvage au pelage fauve, parsemée de taches ocellées. Au-delà du réel, c’est une noble dame au cou allongé, aux yeux dorés et à la voix grave - de ça, Jasper est certain.

La jeune femme, debout devant lui, est bien différente de ce portrait-là. Et les prunelles réfléchissantes, là-haut, où le bien réel félin est perché dans les arbres, confirment que la petite créature qui vient de le bousculer n’est pas une forme anthropomorphique tout droit sortie d’un livre de contes.

À travers le brouillard des rêveries, la réalité se fraye un chemin, tout comme cet éclat dans le regard hagard de Jasper qui l’avait longuement dévisagée sans bouger ni parler.

— Hello, articule-t-il enfin en se relevant à son tour, lui aussi avec les paumes devant lui pour garder une portée prudente entre eux.

En dehors d’Isa et d'Astrid, il n'a pas eu l'occasion de rencontrer beaucoup de monde ces dix dernières années et, malheureusement, il sait moins s’y prendre avec l’humain qu’avec l’animal.

— Vous êtes... Très petite, observe-t-il du haut des trente bons centimètres qui les distancent.

Les bonnes impressions, décidément.

Isa, lui, aurait su quoi dire et quoi faire. Sans descendre les mains, Jasper regarde brièvement derrière lui en espérant apercevoir la silhouette de son compagnon. Hélas, il est bel et bien seul avec cette minuscule demoiselle inconnue. Quoiqu’ils ne sont pas si seuls que ça, finalement : des feulements indignés, puis des grognements profonds surgissent de l’autre côté et Jasper sursaute dans la direction d’Hatsu, l’encadrant par ses bras d’un mouvement plus protecteur qu’on le soupçonnerait tout en cherchant ce qui avait ainsi alarmé Sa Majestée.

Lui-même surpris par son réflexe, Jasper est trop occupé à chercher la source du danger pour s’attarder sur cette timidité envahissante que lui prescriraient d’ordinaire les normes sociales. Mais voilà que la petite demoiselle s’extirpe du périmètre de sécurité qu’il lui avait imposé sans réfléchir, laissant soudainement toute la place nécessaire pour que s’y étendent ses inhibitions naturelles.

Pendant qu’il s’hérisse et rougit un brin, là-haut, ça grogne d’un côté et ça feule de l’autre.

En train de confronter Sa Majesté féline, il y a... Un panda aussi roux que lui. Jasper reconnait immédiatement l’animal malgré qu’il n’en ait jamais vu ailleurs que sur internet et qu’il n’aurait jamais cru en croiser un par ici. Pour bonne raison : cet animal en voie de disparition n’avait jadis pu être retrouvé qu’en Asie.

— Ah.

C’est l’une de ses incohérences diégétiques qui, à la fois, le fait douter des compétences de Ceux-qui-écrivent-l’histoire et qui renforce sa conviction que ceux-ci existent. Bon joueur, Jasper accepte néanmoins la nouvelle convention narrative en balayant son incrédulité d’un simple roulement d’yeux.

En contraste à sa placidité infusée de malaise, la jeune femme agitée, pleine d'énergie, lui demande désormais son aide.

...

Ses paupières papillonnent et un instant s’écoule avant que se haussent ses épaules noueuses. Qu’est-ce qu’elle veut qu’il fasse ? Il n’allait certainement pas grimper en haut de l’arbre pour s’interposer entre les deux créatures pointues: ce serait de la folie.

— Elle n’est pas à moi, finit-il par dire après un moment encore, quand il sent qu’une réponse est attendue de lui. Certes, Jasper tente d’amadouer le félin depuis quelque temps... Mais son jeu est loin d’être gagné, et quand bien même il y arriverait, Sa Majesté ne lui appartiendrait pas réellement. Les chats sauvages, après tout, ne s’apprivoisent jamais tout à fait.

Malgré tout, il y a quelque chose dans le regard désemparé de la jeune femme qui le somme d’intervenir. Ça lui prend un petit moment, droit comme un piquet sur place, mais il va éventuellement farfouiller dans ses réserves afin de sortir un peu plus de cette viande séchée qui avait démarré toute cette commotion. 

— Hé vous deux ! Hèle-t-il en agitant l’offrande, attirant effectivement leur attention, mais sans plus. Enfin, il le lance du plus fort qu’il peut - c’est à dire pas très haut - et le morceau frappe le tronc avant de retomber au pied de l’arbre.

Il aura essayé.

Pour la seconde fois, Jasper se demande ce que la jeune femme peut bien attendre de lui. Il n’est pas convaincu que ce sera efficace, mais il se résigne à lui faire la courte échelle, ou du moins à essayer.

Déjà, il ne sait pas trop où se mettre, comment se placer ou comment placer ses mains. Il se dandine donc dans un sens puis dans l'autre avant de se fixer au pied de l'arbre avec les paumes entrelacées et le dos courbé.

Il est prêt à ce qu'elle monte, ce qui ne l'empêche pas de vaciller quand elle le fait. Une fois stable, il regarde vers le haut mais ne voit pas grand-chose hormis l'écorce et la forme de la jeune femme, mais il est évident que cette dernière n'est toujours pas en mesure d'atteindre la branche. De bonne foi, il essaye donc de lui donner autant de hauteur que son endurance musculaire le lui permet. Il force, force et elle s'élève, et puis - victoire - elle doit enfin avoir trouvé une prise parce que la pesanteur change un peu ... trop... Ou pas assez ?

— Attends, aaa -

Son centre de gravité étant mise à mal, il chancelle, fait un pas vers l'arrière, puis deux vers le coté avant que tout ne s’effondre dans une cacophonie de jérémiades affolées et douloureuses. C'est que, à nouveau, il se voit renversé sous le poids pourtant pas très conséquent de la petite demoiselle. Dans son dos, une roche inconfortable s'enfonce, mais c’est dans sa tête qu’il ressent la plus grande irritation.

Là-haut, ça recommence à se grogner dessus et cette fois il en a vraiment marre. Se redressant sur ses coudes sans complètement repousser Hatsu, il déplace celle-ci avec une douceur qui contraste avec le cri grave qui éructe des profondeurs de sa gorge.

— ASSEZ.

Oreilles baissées, les animaux se rétractent sur eux-mêmes et le fixent désormais avec une attention nerveuse.

 — Tout le monde descend, reprend-il plus bas, quoique toujours aussi sec.

Rien. Ils ont encore le cou enfoncé dans les épaules, mais ne bougent pas d’un poil.

— J’AI DIT -

Cette fois, on l’écoute et il se tait parce qu’il n’est pas homme à crier sans raison valide. D’un coté, on saute sur une branche adjacente et on disparait, de l’autre, on rejoint le tronc et on hésite à vraiment redescendre - mais la dispute est terminée et c’est tout ce qui est important.